Tels furent les mots que je prononcerais ce soir-là, au détour d'un chemin qui n'aurait pas dû être emprunté...
C'était en l'an de grâce 2012, aux premiers jours du mois de septembre.
C'était en terres de Bretagne, au coeur des Monts d'Arée.
Véritable phrase-fétiche, la formule allait désormais résonner comme un code entre mon compagnon de marche et votre hôtesse : celui du signal d'alerte, lancé lorsque le danger de s'égarer en chemin devient imminent.
C'était la dernière journée de notre bref séjour en Bretagne. Nous logions alors dans une charmante chambre d'hôtes située à Brézéhant (Brezehan en breton), hameau de la petite commune de Commana, dans l'ancien pays du Léon, à la limite de la Cornouaille. Nous devions partir le lendemain pour regagner Lille et sa Flandre picarde.
Nous voulions, avant de quitter l'envoûtant endroit, voir une dernière fois l'une de ses expressions les plus remarquables. Andreas, notre hôte, fin connaisseur de la région, nous proposa alors un circuit que nous avions également relevé dans notre guide de promenades. Très prévenant, il nous procura une copie de l'ancien tracé. Sous son aspect badin, le détail n'est pas sans importance et aura, par la suite, son rôle à jouer. Pour l'instant, nous embarquions dans le tacot, pardon, la Twingo du sieur Yiti, direction l'abbaye du Relecq.
T'as de vieux os, tu sais ?
La balade s'annonçait sous les meilleurs auspices en débutant par la visite de l'abbaye du Relec (également orthographié " Relecq "), située sur le territoire de la commune de Plounéour-Ménez.
La légende raconte que l'abbaye a pour origine un monastère fondé au VIe siècle par des moines bénédictins, sur les lieux d'une sanglante bataille, livrée en 554/555, où s'affrontèrent les armées de Tudal (voire Juduël ou Juduwal, selon les sources), prince de la Domnonée et celles de Conomor, comte du Poher (nous en reparlerons), qui y trouverait la mort. Le monastère aurait alors recueilli les ossements des nombreux guerriers tués au cours des combats - d'où son nom en latin Abbatia de reliquiis (l'abbaye des reliques) depuis " bretonnisé " ou " francisé " en Relec ou Relecq.
Du point de vue historique, il semble que depuis le VIème siècle, existait effectivement un monastère bénédictin, qui succomberait néanmoins aux invasions normandes du Xe siècle. Au XIIème siècle, des moines cisterciens vinrent s'installer sur les décombres et y fondèrent l'actuelle abbaye, qui demeurera célèbre pour deux apports essentiels :
- l'un sous l'angle politique et juridique : les rapports entre l'abbaye et les paysans était régi par la quévaise, une institution juridique très particulière à l'époque médiévale, alors dominée par le servage ; dans ce système, le paysan qui exploitait les terres de l'abbaye répondait à de nombreuses sujétions mais détenait le droit de transmettre la tenure en héritage à son enfant le plus jeune (fille ou garçon) ;
- l'autre en matière d'hydraulique : les moines mirent en place un système d'adduction d'eau et de drainage original (creusement d'un étang avec une réserve d'eau et de poissons, destinés au fonctionnement de moulins).
Nous devions à présent délaisser ce havre pour nous engager en des contrées plus sauvages.
Les rocs de Conomor
Non, ce n'était pas les lacs du Connemara mais les rocs de Conomor. Pourtant, le site ne souffre aucunement la comparaison, allant même jusqu'à partager avec l'illustre rival irlandais d'indéniables airs de famille, qui ne manqueront pas d'évoquer à certains les fameux Highlands.
" C'est hercynien, ça fait pas un pli " |
C'est que nous nous trouvions alors au coeur du massif armoricain, massif ancien puisqu'il s'érigea à l'Ere primaire (Paléozoïque) (les spécialistes parlent également de chaîne hercynienne ou bien encore de plissement hercynien).
Nonobstant le décor, point de Connor (Mac Leod) mais un Conomor - dont il fut déjà question plus haut. L'histoire officielle le décrit comme un ancien seigneur de Bretagne, celui du comté carolingien du Poher, qui aurait vraisemblablement tenté d'usurper le trône des anciens royaumes de la Domnonée. La tradition populaire conserve pour sa part un portrait peu reluisant du personnage, qu'elle associe au terrifiant Barbe-bleue du célèbre conte éponyme.
Nous arpentions donc ses anciennes possessions en vue d'atteindre le sommet du Méné (348 m). Le nom doit sans doute provenir d'une francisation du mot breton " menez ", qui signifie " mont, montagne ". A l'instant où j'écris ces lignes, Yiti, animé de sa passion du calembour (à défaut d'en posséder l'art), me signale qu'en breton ce sommet se nomme plus exactement le Bern-Ar Menez...
Ce que YiTi ignore est que l'acteur Bernard Menez a des ascendances bretonnes (son grand-père était postier à Saint-Pol-de-Léon, dans le Finistère) et que le vocable " bern " signifie " tas " en Français ou bien encore paquet. Le jeu de mot pourrait alors signifier le tas du mont (?).
Ce que YiTi ignore est que l'acteur Bernard Menez a des ascendances bretonnes (son grand-père était postier à Saint-Pol-de-Léon, dans le Finistère) et que le vocable " bern " signifie " tas " en Français ou bien encore paquet. Le jeu de mot pourrait alors signifier le tas du mont (?).
Quel calvaire ! (le petit tour pendable des Korrigans)
Le sommet gravi, il s'agissait alors de redescendre vers un carrefour ; à droite, le circuit faisait un décroché par le village de Trédudon-Le-Moine ; à gauche, le chemin revenait vers l'abbaye du Relecq en faisant un détour par le village de Quillioguès. Pourtant le panneau indicateur à destination des randonneurs paraissait inviter à aller tout droit. Après discussions, nous décidâmes de nous engager dans cette voie.
Le lieu du délit |
Bien entendu, ce choix s'avérerait ne pas avoir été le bon. Bien entendu, comme dans tout bon roman d'aventures, nous ne comprendrions notre erreur que bien plus tard, après avoir parcouru une distance de plusieurs kilomètres. C'est un calvaire, " jeté " (par la Providence ?) sur le chemin, qui signalerait notre méprise. En terres armoricaines, le YiTi s'entiche des ces " vieilles pierres " qu'il mitraille allègrement de son appareil photographique, quoique la qualité des clichés soit proportionnellement inverse à leur nombre. Ce calvaire n'échappa guère à la règle, qui fit l'objet des attentions de notre amateur (dans tous les sens du terme).
Un calvaire de déjà vu |
Pendant que YiTi analysait les différents paramètres de ses futurs clichés (angle de vue, lumière, etc) - qu'on juge des fruits de ce remarquable travail par la photographie insérée au dessus de ce paragraphe (la seule, parmi les nombreuses prises du calvaire, qui puisse recevoir le qualificatif d'acceptable) ! on en reste sans voix -, je parcourais des yeux la carte IGN que je confrontais au circuit du guide. Quelque chose me chiffonnait : ce calvaire ne figurait pas sur le circuit de la ballade... Je m'aperçus alors que nous tournions bel et bien le dos à l'abbaye du Relec et que nous marchions sur la départementale D 42 en direction de Kermaria (à l'exact opposé de l'abbaye, sur un axe nord-ouest-sud-est)...
Je fis part de mon observation à mon compagnon de marche. Je l'exprimai en ces termes qui constitueraient notre phrase-culte, placée en exergue du présent billet. Mon comparse tentait alors de me rassurer sur la direction, mais sa bonne volonté n'avait d'égale que son sens bien atrophié de l'orientation...
Enfin gagné à ma cause et ainsi confrontés tous deux à la dure réalité, nous aurions pu paraphraser M. Manatane, le fameux personnage de Benoît Poelvoorde : " Alors que faire ? Il ne faut jamais, ô grand jamais... " paniquer ? !
Une première solution, celle de l'auto-stop, fut écartée d'emblée. Saviez-vous que la densité de la population dans les Monts d'Arrée est de 32 habitants au km² ? L'insigne honneur nous fut donné de vérifier la mesure par l'expérience. Pour le dire autrement, l'asphalte de la départementale D 42 n'est que rarement fréquentée par l'automobile. Et en ce début de soirée septentrionale, la fréquence était quasi-nulle...
La seconde solution, à laquelle je fus réduite, YiTi ne me laissant guère le choix, fut de faire le chemin inverse à toute allure. Le soir tombait rapidement et, en bons novices de la marche à pieds, nous n'avions pas de lampe-torche. Je crois n'avoir jamais marché aussi vite que ce jour-là. YiTi adopta immédiatement une allure soutenue que je tentai de suivre bien malgré moi. Je fus rapidement distancée mais la détermination de YiTi et ma fierté de Bretonne me galvanisèrent dans l'effort.
C'est ainsi que votre hôtesse et son compagnon de marche parvinrent à regagner les kilomètres arpentés par erreur et à rejoindre le carrefour " maléfique " - arrivés à ce point, nous constaterions qu'à l'évidence le panneau indicateur avait été bel et bien disposé dans le mauvais sens. Etait-ce une subtile réaction de l'autochtone lassé de voir du touriste ? YiTi et moi, aidés en cela par le riche folklore de la région, opinerions pour une farce des Korrigans.
La seconde solution, à laquelle je fus réduite, YiTi ne me laissant guère le choix, fut de faire le chemin inverse à toute allure. Le soir tombait rapidement et, en bons novices de la marche à pieds, nous n'avions pas de lampe-torche. Je crois n'avoir jamais marché aussi vite que ce jour-là. YiTi adopta immédiatement une allure soutenue que je tentai de suivre bien malgré moi. Je fus rapidement distancée mais la détermination de YiTi et ma fierté de Bretonne me galvanisèrent dans l'effort.
C'est ainsi que votre hôtesse et son compagnon de marche parvinrent à regagner les kilomètres arpentés par erreur et à rejoindre le carrefour " maléfique " - arrivés à ce point, nous constaterions qu'à l'évidence le panneau indicateur avait été bel et bien disposé dans le mauvais sens. Etait-ce une subtile réaction de l'autochtone lassé de voir du touriste ? YiTi et moi, aidés en cela par le riche folklore de la région, opinerions pour une farce des Korrigans.
Divagations : de mots et d'animaux
Vous souvenez-vous de la copie du circuit remise par notre hôte Andreas ? C'est à cet instant qu'elle se révéla particulièrement utile, en nous offrant un raccourci... à la fois salutaire et périlleux !
De par la lande errant
Des signes de fatigue se faisaient jour alors que l'obscurité s'installait peu à peu tout autour. Le raccourci s'offrait alors comme l'occasion de nous épargner le parcours.
Mais emprunter l'ancien circuit c'était aussi s'enfoncer dans une lande où la nature avait par endroits repris ses droits, le chemin ayant vraisemblablement cessé d'être entretenu depuis quelques temps déjà.
Hé ! Pac-(wo)man dans la lande. |
Alors que mon compère le YiTi allait bon train, se targuant de mettre en oeuvre les déplacements appris lors de ses séances de Qi Qong (" Fais comme moi Albertine, bas sur les jambes, le dos bien droit "), je manquai plus d'une occasion de m'offrir une belle entorse.
Des chiens errants...
S'il est une spécialité méconnue de la région, c'est peut-être celle du chien errant, ou plus exactement, comme le signale le site de l'Etat consacré au loup, du chien en état de divagation.
Privilège du touriste, nous avions eu l'heur, au cours de notre séjour, de nous familiariser au phénomène, qui se décline du molosse fou furieux qui renverse la voiture - et non l'inverse - au gigantesque cabot débonnaire qui porte un chérubin sur son dos (véridique !).
Le soir tombait. Cependant nous n'étions plus très loin de l'abbaye (le circuit formant comme une boucle, elle était à la fois le point de départ et d'arrivée). Pour ma part j'étais soulagée d'être sortie indemne de ce raccourci aux allures de parcours du combattant. Pourtant, Yiti, dont la nature inquiète s'accuse décidément avec l'âge, se trouvait quant à lui tenaillé par la crainte de croiser le chemin d'un de ces toutous pas sympas du tout. Il enroula alors son manteau autour du bras, scrutant fébrilement la pénombre envahissante. Nous approchions alors du hameau " Le Clos " et l'expérience nous avait appris qu'en de tels endroits les chiens errants ne sont pas rares. Alertes, nous traversâmes les rues désertes.
Un chien, à l'allure peu accorte, apparut devant nous, à une cinquantaine de mètres, pour s'engouffrer aussitôt dans une ruelle. " Faut-il l'emprunter ? ", me demanda un YiTi inquiet. Le trajet n'en indiquait pas la nécessité et la ruelle ne semblait guère présenter d'intérêt touristique (bien maigre, il est vrai, en cette heure où tous les chiens sont gris et où la témérité nous avait fait faux bond). Nous continuâmes notre chemin.
J'apprendrais que, selon l'histoire officielle, le loup fut éradiqué des Monts d'Arrée en 1884. Plus précisément c'est dans la petite commune de Cloître-Saint-Thégonnec que fut attribuée la dernière prime récompensant l'abattage d'un loup. C'est aussi en ce même endroit que se trouve le seul musée de France consacré au superbe prédateur, parent du chien. L'extermination dont il fut la victime au XIXème siècle trouve principalement son origine dans les attaques qu'il perpétra sur le bétail et le gibier. Cette " destruction " (le mot est employé par une loi du 3 août 1882) fut vraisemblablement lue à l'époque comme une victoire de la civilisation sur la nature sauvage. Le loup disparu, l'homme le remplaça par son fidèle compagnon, le chien, qui finit par prendre goût à la liberté (en Bretagne, quoi de plus normal) et à adopter les moeurs de compère le Loup, son ancêtre. Au XXIème siècle, le chien errant est-il en passe de reprendre le flambeau de l'attaque du bétail ? Le sujet est âprement discuté par les écologistes, ardents partisans du retour du loup en France, et les éleveurs, leurs farouches opposants.
Des propos délirants
Nous regagnions en toute hâte la voiture, garée sur le parcage près de l'abbaye. Montés à son bord, nous désirions alors plus que tout nous restaurer (notre petite escapade nous avait ouvert l'appétit). YiTi nous conduisit dans un petit restaurant pittoresque, situé dans le village de La Feuillée. La tenancière nous installa confortablement à l'une de ses tables.
Près de nous, des voisins de table dissertaient gaiement à haute voix, l'alcool, dont les vapeurs nous parvenaient, ayant depuis longtemps rompu les digues de la bienséance, à propos des mérites de tel ou tel fromage. Soudain, la remarque de l'une des convives retentit et retint toute notre attention : " celui-là, il sent la p'tite fille qui se néglige "
Qu'il est bon de retrouver ses congénères ! Qu'il est bon de retrouver la civilisation !
C'est sur cette note suave que s'achèvera ce billet et que je vous abandonne, mes chères lectrices et chers lecteurs, pour un temps que j'espère fort bref.
Près de nous, des voisins de table dissertaient gaiement à haute voix, l'alcool, dont les vapeurs nous parvenaient, ayant depuis longtemps rompu les digues de la bienséance, à propos des mérites de tel ou tel fromage. Soudain, la remarque de l'une des convives retentit et retint toute notre attention : " celui-là, il sent la p'tite fille qui se néglige "
Qu'il est bon de retrouver ses congénères ! Qu'il est bon de retrouver la civilisation !
C'est sur cette note suave que s'achèvera ce billet et que je vous abandonne, mes chères lectrices et chers lecteurs, pour un temps que j'espère fort bref.